Les spectateurs du classique

Grandville_Tiere_1853-1En premier lieu, il y eut ce rapport du sociologue Stéphane Dorin l’année dernière : il faisait ressortir que l’âge moyen des spectateurs de musique classique était passé de 36 ans en 1981, à 61 ans en 2015. D’autres études font état d’un écart moins grand, mais la tendance reste la même : très peu de renouvèlement des publics, et vieillissement. Il y a eu, bien sûr, depuis trente ans, un bouleversement des modes de “consommation” de la musique, dont le numérique est la cause. J’en ai déjà parlé ici. Mais en ce qui concerne ce type de spectacle vivant, le constat est accablant. On pourrait bien sûr revenir à Adorno – notamment à ce superbe article écrit avec Horkheimer “La production industrielle des biens culturels” – pour déceler les premiers éléments d’explication de cette crise dont souffre aujourd’hui les musiques dites “savantes” : l’oeuvre médiocre s’est toujours tenue à sa similitude avec d’autres, à un succédané d’identité – et dans l’industrie culturelle cette imitation devient finalement un absolu, de façon à pouvoir être un produit distinctif à vendre à des publics ciblés. Il est donc de plus en plus difficile de faire entendre des ouvrages ambitieux, échappant au processus mimétique général permettant de tout caractériser. Et dans ce cadre encore, s’agissant de la musique de patrimoine, Mozart, c’est avant tout quelque chose qui ressemble à du Mozart. Posons donc que la cible d’un concert de Mozart n’a pas voulu se renouveler, posons l’hypothèse d’un pré carré, d’un entre-soi. Mais enfin, ça ne suffit pas. Et puis, le texte d’Adorno date du milieu des années quarante et ne peut pas embrasser à lui seul l’ensemble complexe (sociologique, économique, technologique – imaginaire et populaire) des explications à une telle désaffection.

On pourrait également revenir à Hannah Arendt et aux deux crises dans la culture dont elle décrivait avec tant de justesse les symptômes au début des années soixante (dont nous souffrons encore, métamorphosées par le web)  : il y a la crise européenne, des nouveaux riches, des sans-manières, philistine, d’un mode de consommation culturelle comme signe de distinction de classe (on va au théâtre, au concert, ou au musée pour afficher la classe dominante dont on cherche à dépendre) – et, poursuivant d’une autre façon la charge d’Adorno, il y a la crise anglo-saxonne, américaine, qui fait du bien culturel un produit, une marchandise soumise aux mêmes lois de renouvèlement que les autres produits : il faut toujours du nouveau à produire et à écouler. Après Hamlet, il faut Hamlet 2, le retour – ou la vengeance d’Ophélie. Ce qui revient à oublier le patrimoine mystique, la charge sacrée, métaphysique et interrogative de l’oeuvre d’art : la parole de Shakespeare ne vaut pas celle d’un autre, et ne peut se renouveler qu’en la faisant ré-écouter à nouveau. La musique de Bach n’est pas de celles que l’on peut oublier sans oublier une part de soi-même : la culture, c’est un peu la prise en charge de la voix des morts. On ne peut vivre en société sans elle.

Avec l’accélération de l’ère numérique, cette prise en charge et cette mémoire se transforment, comme se transforment aussi les signes distinctifs des goûts de classe, les moyens de production et de diffusion des formes artistiques. Ces formes peuvent se concurrencer, prétendre à une plus ou moins grande légitimité “culturelle” – comme cette polémique inutile, très chargée de conflit ou de mépris de classe entre les musiques dites savantes (classiques et contemporaines, que le jazz a très vite voulu rejoindre) et les musiques populaires (vécues par les tenants des premières comme purs produits de l’industrie culturelle et du divertissement créatif) : ces deux familles souffrent également du totalitarisme marchand qui s’est mis en place sans égal depuis trente ans, en un mercantilisme qui ne jauge la valeur d’une oeuvre qu’à sa force de vente, quitte à être très vite oubliée.

Or, et les sociologues le savent, ce n’est pas parce que nos sociétés se sont laïcisées avec bonheur qu’elles se sont pour autant désacralisées : et si l’on peut témoigner d’une présence par ses effets, pour le sacré gardons celui-là : l’aidos (ce terme grec désignant cette timidité respectueuse, ce juste écart entre la chose sacrée et le fidèle, ou entre le dominé et le dominant) nous saisit encore chaque jour, que cela soit devant la vedette ou le tableau de maître reconnu : on salue, malgré nous parfois, à chacune de leur rencontre, l’aura, en fait, la rareté d’une présence.

Aussi, la sacralité du geste unique de l’artiste nous oblige à nous reposer la question de l’unique – de l’originalité pourrait-on dire aussi : et si l’on parle d’humanités numériques, il nous faudra renouer numériquement avec ce qui a fondé le processus d’individuation – Nietzsche désigne d’ailleurs Homère comme étant à son origine. Nous sommes dès lors numériquement tenus de redécouvrir le tragique de la vie individuelle, celle du héros des chants. Tenus d’être à la hauteur de la mélancolie d’Ulysse, se demandant s’il est encore quelqu’un. Rien à voir avec l’inanité esthétique d’aujourd’hui et les discours de communicants où les mots mimés, repris, révèlent leur vide incantatoire à défaut d’avoir du sens.

En fait, cette crise de fréquentation du spectacle vivant traditionnel ne renouvelant pas (ou insuffisamment) ses spectateurs indique surtout que d’autres formes d’accès à la culture ont pris le pas, et marqué les nouvelles générations. De nouvelles formes d’interactions, et d’immersivité – puisqu’une salle de spectacle, c’est aussi cela, aller s’immerger dans le noir pour rêver ou écouter en compagnie – vont devoir ou pouvoir, avec les nouveaux médias, être investies pour organiser la rencontre avec un nouveau public.

L’expérience de médiation culturelle transmédia qui se met en place au Théâtre des Champs-Elysées à partir d’octobre prochain, et qui doit nous mener jusqu’à la création de l’opéra de Monteverdi “Le retour d’Ulysse dans sa patrie” en février 2017 devrait pouvoir répondre à quelques unes de ces hypothèses : le numérique, si l’on s’en saisit pour raconter des histoires, “en story-telling du fait culturel”, permet de toucher d’autres publics que le public habituel de l’opéra baroque. De fait, il s’agira de démontrer que ce n’est pas parce que les téléphones portables et les médias connectés apparaissent que Monteverdi et Shakespeare disparaîtront : c’est justement parce que ces nouvelles technologies apparaissent qu’ils pourront continuer à faire reconnaître ce qu’ils portent en eux de contemporain – d’intemporel aurait dit Malraux – acceptant au cœur du sacré de l’œuvre d’art le processus de métamorphose nécessaire pour faire dialoguer et correspondre les sensations d’un homme du XVIIe siècle avec les figures d’aujourd’hui. Manière de lier la modernité du média connecté à la mémoire commune, et, en cette époque où l’injonction du présent semble n’avoir jamais été aussi forte, rien ne semble plus nécessaire que cela.