De la mélancolie

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(…) Quand on navigue au hasard, parmi les pages et les pages de blogueurs de tous ordre, geek ou non, on s’aperçoit combien la mélancolie ordinaire des intellectuels s’est diffusée (cette mélancolie des condamnés à l’inaction, les classes moyennes la connaissent bien) démocratisée au point de mettre en danger la notion même d’intellectuel comme classe distincte, au point qu’on les sent très nettement souffrir aujourd’hui du complexe de destitué (si jamais ce complexe existait dans les dictionnaires) : et tout comme il semble vrai aux lettrés d’aujourd’hui que la bêtise gagne chaque jour du terrain, par métamorphose des références, nous sommes maintenant si nombreux à savoir, à pouvoir savoir, à connaître sans pouvoir, que quelques soient les qualités techniques et artistiques des témoignages, il faut bien qu’une part de la littérature et de l’art d’aujourd’hui s’invente au hasard d’un code html ou une base de données. Certes, Burton ricanait déjà en son siècle : à une époque où il suffit que tout un chacun soit d’humeur à se gratter pour vouloir s’afficher et désirer célébrité et honneurs (…) nous publions tous, doctes et ignares… etc… On pourrait en faire reproche aujourd’hui et de la même façon aux publiés du web. Habitués confondant parfois et l’outil et la fin, adolescents qui vieilliront, fils et filles de professeurs, d’instituteurs, d’ingénieurs, d’employés, d’ouvriers ou de qui d’autres encore, tous publient, commentent, participent, parfois hallucinés, parfois obnubilés par leur propre impuissance à peser sur l’Histoire, cette Histoire qui se fait et qui continue de se faire, en dehors d’eux. Aux heures des vérités statistiques, personne d’entre nous n’échappe à ce sentiment d’impuissance, et chacun fait valoir son “impouvoir”. On ricane collectivement. Car ce ne sont pas nos démocraties qui nous sauvent : nous pouvons battre le pavé, jamais ne perce le sentiment de possiblement peser sur la destinée humaine, quel que soit le jugement qu’on en ait. Des adrénalines de substitution se mettent en place, des divertissements étranges, massifs, des expériences artistiques anonymes, des littératures et des musiques de contrebande. Et peut-être que certains d’entre nous ne perçoivent-ils encore le monde que comme simple détail de ce qu’ils voient, « une mouche volante » : peut-être que la plupart ne viennent sur la toile que pour se divertir. Mais ils lisent aussi, apprennent continument, réagissent. Et si l’idée que le monde présent peut être considéré avec tristesse est une des caractéristiques natives de toute Utopie, alors il est possible qu’une Utopie diffuse se créé, là, en permanence, par mondes virtuels, par affinités, par contagion ou réverbération – sans voisinage – en déclinant bizarrement la philiae grecque, cette antique notion qui a fondé nos expériences de partage par le langage : l’amitié.