Tout d’abord, en ce qui concerne les nouvelles technologies, posons qu’il faut toujours savoir les inscrire dans le temps long – sous peine de prendre le dernier site ou la dernière application venue pour un événement lorsqu’ils peuvent n’être qu’un effet de mode et d’usages à obsolescence programmée… De fait, ce qu’on appelle le présent, comme un instant musical, c’est un emboîtement de temporalités, de la plus rapide, événementielle, factuelle, à la plus lente. Ensuite, en ce qui concerne la musique, il n’est pas inutile de rappeler que sa terre de naissance, ou de culture, c’est le sacré. Sa démocratisation, son usage profane, a fortiori sa consommation quasi continue telle qu’on la connaît désormais, c’est très nouveau à l’échelle de l’histoire. La voilà qui envahit les espaces publics ou les oreillettes des passants du métro : auparavant, écouter de la musique était une chose rare, aller au concert, à l’église ou au bal n’avait pas cet effet d’accompagnement quasi cinématographique que nous propose l’industrie et l’artisanat musical d’aujourd’hui… Nous voilà donc avec une nouvelle mobilité de la “consommation” musicale, avec de nouveaux types de partages, de nouvelles publicités de nos goûts, bref avec un nouvel accompagnement du roman de nos vies.
Le temps long, et la mobilité : si on garde en tête ces deux idées on va pouvoir dessiner des reprises d’usages, distinguer des nouveautés, et peut-être comprendre quelle lutte perpétuelle de légitimité les musiques “actuelles” sont à chaque génération obligées de mener. On sait comment dans un premier temps le Jazz a été accueilli par les mélomanes classiques. Comment à sa suite le rock et les musiques amplifiées ont eu du mal à se faire reconnaître. Comment plus récemment les musiques électroniques ont eu à rejouer la partie… On perçoit bien là un schéma répétitif – qui ne fait que souligner que les musiques profanes sont toujours par préjugé ressenties comme non-expertes. En fait, les musiques actuelles ressentent la hantise de leur droit à l’existence. Cela ne va pas être sans conséquence dans la suite de nos débats.
Etre ému, se mouvoir c’est se souvenir du plaisir d’un son. C’est très résumé à peu près ce que le philosophe Philippe Lacoue-Labarthes pensait de la musique. Il y a des faits de mémoire. Des aides pour se souvenir du plaisir d’un son. Quand la musique a commencé à s’écrire on a cru pouvoir reproduire un instant, un plaisir. Ce n’est pas pour rien qu’on a appelé « note » les notes de musique. Nota, se rappeler. Face au fugitif de la sensation musicale. Au moyen-âge avec les copistes, une partition était un cadeau diplomatique qu’on se faisait entre princes et grands de ce monde. Dans les années 1520, en France, on a vu apparaître du côté de Lyon les premières partitions imprimées. En exagérant volontairement le trait, c’était l’amorce d’une économie musicale pré-industrielle qui allait durer près de quatre siècles. La place de l’éditeur dans l’économie musicale aujourd’hui est la résultante de cet héritage. On connaît l’image d’Epinal. On vend des partitions au coin des rues, et les gens se mettent à chanter… En fait comme le peuple était essentiellement tenu dans la culture orale on chanta très longtemps sur des timbres, c’est à dire des airs qui resservait à de nouvelles paroles, on chantait sur l’air de… Premiers samples peut-être, premières questions sur la propriété intellectuelle… Pourquoi non ? En tout cas, cette manière de vivre la musique était suffisamment vivante pour qu’en France au XVIIIe siècle Chamfort eut pu écrire que ce royaume était une royauté absolue, mais tempérée par des chansons…
Problème politique du son : car c’est le son, plus que l’image, qui fait société. On peut fermer les yeux. Biologiquement, on ne peut pas se boucher les oreilles. L’être humain est un primate avec des goûts d’oiseau : il s’apprivoise, il s’éduque par l’oreille. C’est par l’oreille qu’on le berce, c’est par l’oreille qu’on l’instruit, qu’on le harangue, qu’on le flatte ou qu’on le maudit.
Quand le numérique (qui n’est au départ qu’une nouvelle façon de produire, reproduire, de calculer et de transmettre de l’information, notamment sonore) quand le numérique a pris la place qu’il tient actuellement, il a immédiatement transformé le phonotope dans lequel nous baignons tous. Le phonotope, c’est cette cloche acoustique sous laquelle nous venons nous placer pour vibrer ensemble aux mêmes informations sonores. Les théoriciens des médias parlent très bien de l’enchantement de la parole de proximité dès qu’ils s’interrogent sur les cultures orales et l’émergence de l’écriture. L’écriture c’est l’apparition de la possibilité d’une parole du lointain. C’est cet enchantement de la parole de proximité qu’on vient chercher au théâtre, aux concerts, aux matches ou aux meeting – et c’est ça ce qu’on appelle le phonotope. On parle bien de biotope pour dire les milieux dont la vie émerge : le phonotope, c’est dire d’où la culture humaine émerge, c’est un milieu hautement anthropogène – et c’est aussi affaire de musique.
Avec cette idée de phonotope on commence à comprendre qu’il suffit de changer les instruments de production ou de reproduction sonore pour changer de climat, d’empreinte sonore, d’air du temps – presque de société. Le XXe siècle, par le biais des mass-media, avait inventé une certaine forme de vibration commune, créant des hystéries collectives autour d’une parole unique et totalitaire. Il avait aussi inventé la maison de disque, le concert en conserve et le tube de l’été. Mais cela a cédé la place, très vite, a quelque chose de plus diffus peut-être, quand les instruments numériques de production de son et de musique, et ses outils de diffusion se sont généralisés.
Il n’est donc pas étonnant que ce soit la musique, l’industrie musicale, pourtant la plus solide, la plus populaire, la plus ancrée dans les foyers de chacun par le biais des radios, des platines et des téléviseurs, qui se soit la première montrée sensible au numérique : sensible au point de l’adopter la première – le CD c’est 1983 et c’est déjà du numérique. Mais sensible au point d’entrer en crise à peine 5 ans après l’arrivée du MP3. Crise qui n’a fait que durer depuis d’ailleurs, il suffit de rappeler que l’industrie du disque a perdu de 2002 jusqu’à aujourd’hui plus de 75% de son chiffre d’affaires.
Avec le numérique la musique changeait l’ensemble de ses modes de production, et bientôt l’ensemble de ses mode de diffusion : la musique changeait aussi parfois d’instruments, et de nouveaux types de musiciens commençaient à émerger. Mais il y a surtout une chose à remarquer : le numérique, c’est une technologie qui change notre rapport à la technicité : l’évidence de certains instruments numériques, de ces nouvelles interfaces, leur simplicité, parfois même leur facilité, posent pleinement le problème du savoir et du savoir faire que de telles techniques démocratisent. C’est à une véritable prise de parole à laquelle on assiste. On a parlé au XVIIIe siècle de folie folliculaire à propos de cette fièvre d’imprimés, de journaux et de livres à laquelle l’Europe succombait. Mais quand on sait qu’il y a plus de 120h de vidéos postées sur Youtube chaque minute qui passe, et concernant le son, 12h de son posté par minutes sur une plateforme comme soundcloud, on pourrait parler alors aussi d’une pareille frénésie.
Avec le numérique donc tout semble changer : du moins du point de vue de l’ancien monde, le rapport de l’artiste au producteur, le rapport de l’artiste au public, le rapport du public au spectacle… Encore 20 ans plus tard le nouveau modèle économique des modes de diffusion de la musique pose problème.
D’où pour les écoles à visée professionnelle, une évidente interrogation. Quel professionnel suis-je en train de former ?
Ça a commencé par la musique. On commence à comprendre que tous les gestes professionnels sont impactés par le média connecté, par le média numérique, en fait, par le média interactif, puisque c’est là sa première propriété : une propriété qui permet au spectateur prendre la parole, de produire un discours, de relayer des connaissances, de proposer des services. Tous les gestes professionnels. Taxis, hôteliers, médecins même… Mais pour ce qui nous concerne, symptomatiquement à l’heure de cette prise de parole généralisée, est impacté l’ensemble des gestes de prescription : – les gestes des journalistes ou critiques, puisque depuis plusieurs années déjà ce sont les médias sociaux qui font vendre la musique et non plus les spécialistes – les gestes du politique je pense qu’on finira par s’en apercevoir, si ce n’est déjà fait – mais aussi les gestes professionnels des professeurs : car le geste pédagogique ne peut plus être le même lorsque les élèves disposent d’une source de connaissances quasi illimitée, gonflant sans cesse, sur Youtube et Wikipedia. On ne travaille pas de la même façon quand des services, des applications fournissent aux apprenants non pas un remplacement professoral, mais une autre façon d’apprendre.
On comprend qu’il y a là, à envisager l’espace sonore et artistique de demain un enjeu qui dépasse de loin l’espace culturel musical, et même la définition par l’usage du mot art : un enjeu qui s’approche du politique, au sens où nos sociétés sont issues des histoires et des musiques qu’on leur raconte. Il n’y a rien de plus terrorisant pour nous tous que de rentrer dans des cafés, des hôtels ou des ascenseurs qui diffusent tous aux mêmes moments le même type de musique. On appelle ça du Marketing sensoriel. On pourrait parler sur les foules d’un conditionnement psychotechnique des industries culturelles, assimilé à un totalitarisme doux, mais un totalitarisme quand même. Adorno utilisait à propos de cette décomposition, ou de cet effondrement de l’art dans ce qu’on a appelé les industries culturelles il utilisait un mot, d’ailleurs joliment traduit en Français, il parlait de désartification.
Et pourtant, il n’y a jamais eu autant de musiques, et les interfaces font qu’il n’y a jamais eu autant de musiciens… En réalité, il y a derrière l’interrogation d’aujourd’hui, la volonté de préserver la diversité sonore, comme on cherche à préserver la biodiversité, parce que cette diversité permet une démocratisation nouvelle, des locutions nouvelles, des musiques disparates, une variété des sons valant profondeur démocratique puisque idéalement chacun pourrait se faire entendre une fois un peu plus éduqué à la musique. Car ce besoin de musique, de sens, de vibrations communes nous travaille, c’est sûr, et que ce besoin passe par la salle de concert, le stade, le meeting politique ou le prêche, on en comprend bien les conséquences différentes.
En fait, cette introduction permet de souligner l’importance des enjeux qui se cachent derrière le problème d’apparence anecdotique de la transmission du geste musical… Il y a de nouveaux paysages derrière ce chemin de crête que dessine l’actualité :
- Il y a le paysage de ces nouvelles pédagogies, et des nouvelles possibilités d’apprentissage
- Il y a le paysage de nouveaux instruments, et de l’inventivité poétique que la technologie est capable d’induire,
- Le paysage de ces nouveaux musiciens, qui avec ces nouveaux instruments interrogent la place de l’auteur « créateur », le couple « amateur/professionnel », et ouvrent de nouveaux territoires artistiques et démocratiques.
Voilà donc bien l’objet ou l’objectif de cette journée : quels vont être les musiciens de l’ère qui vient ? Et surtout quelles vont être les nouvelles pratiques musicales ? Quelle va être la part de transmission, la détermination de la mémoire à transmettre, la notion même de culture que ces nouveaux outils hypermnésiques par définition, ventriloques par métaphore, vont pouvoir définir ?
(discours d’ouverture du colloque FNEIJMA 5/02/16, Grande Halle de la Villette)