Cela fait des semaines que j’essaie de l’amener au regard. Des semaines que je lui tourne autour. Des semaines qu’il m’échappe. Trop peu d’éléments, trop d’étrangetés probables au portrait proposé. Je ne savais pas comment lui, ou sa famille avant lui, étaient arrivés là. La roue tourne. Lui était proche de certains princes. Il errait autour de moi, se matérialisait un instant dans un coin de jardin, repartait, s’enroulait comme un vortex de brume au-dessus d’un paysage de rivière, pour réapparaître, comme par effet de rémanence, dans un miroir. De temps en temps, je croyais apercevoir son visage rond de loup-cervier dont les deux pointes de barbe au-dessous du menton allongeait un peu l’allure, rendant sa rondeur débonnaire presque inquiétante ; je distinguais le teint floride de celui qui sait bien vivre, tout autant que le ton gourmé du vicaire qui connait le monde et sait ce qui peut être fait, et ce qui peut être dit, l’esprit d’escalier d’un homme du monde capable de vous piquer un ridicule en fixant son interlocuteur avec des yeux fleuris. Mais son intériorité restait un grand vide. Ainsi que dans un tirage, une carte de tarot dont on ne saisit jamais le sens chaque fois qu’on la retourne.
C’est dans la lumière d’un mois d’octobre moribond que j’ai commencé bizarrement à le cerner : je l’ai vu, se promenant en compagnie de cardinaux aux toilettes zinzolines, dans les allées d’un jardin de simple près des berges de l’Ornain, discutant des mérites comparés de l’hysope et des fruits du cèdre dans les pharmacies arabes. Il s’appelle Johannes de la Réaulté. Nous sommes en 1420. A Bar-le-Duc. Fin de journée d’automne. On vient de marier deux enfants de 11 ans. Johannes est le précepteur du garçon (garçon promis, de par son lignage et par ce mariage à un brillant avenir, si Dieu veut).
Précepteur : cela m’aide à l’imaginer. Il est là, il sait sa position de passage, quelle que soit l’emprise qu’il pourrait prendre sur un jeune esprit, ou la reconnaissance qui pourrait lui être due, et le vent rabat brins de terre, poussières, pédoncules et feuilles d’automne sur le manteau à ses pieds, et les reflets du soir a des effets de verrière dans les arbustes le long de l’eau. Il est entouré de gens d’importance, et du volètement ininterrompu de mains ornées d’anneau cardinalice ou pastoral, de bagues en intailles qui ont scellé quantités de destinées, surgissant d’aumusses aux fils d’or ou de grandes toilettes sacerdotales bouillonnantes et protégées du sol par des caudataires qui rentrent la tête dans leur capuche (et dont il semble bien qu’ils sont définitivement plus petits que les personnages qu’ils doivent suivre – tout comme dans ces miniatures des livres d’heure de l’époque, où certains sont plus grands que d’autres, indépendamment de toute perspective optique).
Johannes de la Réaulté, lui, joue le coup d’après, la cautèle avec l’un, la séduction avec l’autre, le regard humile et le verbe léger, brillant et suave, le silence profond, l’écoute attentive, car depuis, on ne peut pas dire sa plus lointaine, jeunesse, puisqu’il a trente ans, il sait que c’est par l’écoute que l’on gagne le cœur des hommes, ceux de pouvoir tout particulièrement. Il vise pour soi, pour plus tard, le poste d’écolâtre, à l’abbaye de Metz, ou à la cathédrale de Verdun. Il a toute la culture, toute l’autorité, tout ce qu’il faut pour la fonction. Il ne sera ni l’un ni l’autre. On lui fera comprendre que l’heure n’est plus tellement aux Écritures, mais aux Comptes. Mais ce soir-là, avant de rentrer chez lui et alors que venu pour le saluer il regarde rêveusement son élève nouvellement marié s’acharner à l’épée sur une quintaine neuve, comme un enfant, à la lueur de torches qui font tomber sur les cuirs leurs reflets gras, il pense l’entreprise à sa portée.
Avec la nuit le froid et l’humidité se font sentir, même à travers les lourds habits de laine. Il regarde le carré d’étoiles naître au-dessus de la cour. Il conseille à l’enfant d’aller souper. Celui-ci le fait attendre encore un moment. Puis, il disparaît, environné de flambeaux, et monsieur de la Réaulté, sa barbe et son manteau rentrent dans l’ombre.