Quand Stefan Zweig écrit sur Montaigne, il note : “Il fallut donc, pour que nous comprenions l’art de vivre de Montaigne, la sagesse de vivre de Montaigne, pour que nous apercevions, dans la nécessité du combat qu’il mena pour être “soi-même”, le débat le plus nécessaire de notre monde spirituel, que survienne une situation semblable à celle qu’il avait connue dans sa vie. Il a fallu que nous aussi, comme lui, fassions l’épreuve d’une de ces effrayantes rechutes de l’humanité, qui suivent l’un de ces plus magnifiques essors. (…) Que son destin est en effet désespérément semblable au nôtre ! Quand Michel de Montaigne fait son entrée dans la vie commence à s’éteindre une grande espérance, la même espérance que celle nous avons vécue au commencement de notre siècle : celle de voir le monde devenir humain.”
Lorsque Zweig écrit cela, il est au Brésil, dans les semaines qui précèdent son suicide, spectateur désespéré de la deuxième guerre mondiale. Il entend résonner deux époques : celle des guerres de religions – et la sienne. Car les guerres de religions où fut plongé Montaigne ont succédé à la Renaissance des humanistes, qui a vu éclore l’imprimerie, les grandes découvertes et les nouveaux mondes, les poètes, les peintres, les sculpteurs, les inventeurs de la Beauté, comme Raphael, Michel-Ange ou Léonard de Vinci. Tandis qu’en 1943, une guerre généralisée a pris le dessus après que tant de découvertes industrielles et scientifiques ont été faites, après la conquête du ciel par l’avion, après l’essor des ondes radiophoniques et du cinéma : et malgré cela, pour l’écrivain, on voyait des hommes lancer leurs bombardiers pour raser des villes entières, industrialiser le crime, et bientôt transformer le savoir de l’atome en explosions meurtrières.
Cependant, Zweig ne relève pas une autre correspondance entre ces deux temps : ce sont des moments d’histoire où les peuples par leurs connaissances nouvelles réussissent à se soustraire à une domination symbolique (l’imprimé cause la Réforme, la radio élargit l’horizon d’informations des paysans et des ouvriers) alors que les inégalités matérielles ne font que s’accroître. A la fin du moyen-âge, les Princes et l’Eglise s’enrichissent sans bornes tandis que les peuples des campagnes meurent de faim – et la crise des indulgences finira par aboutir au schisme protestant. D’ailleurs, quand Amerigo Vespucci dans une lettre à Laurent de Médicis en 1508 fait part de la découverte d’un Mundus Novus, l’ambiguïté du terme n’échappe pas longtemps aux consciences : il s’agit non seulement d’un nouveau continent, mais d’une nouvelle société à construire (1). Pour le XXe siècle de Stefan Zweig, on sait combien la sensation d’injustice ressentie par le peuple allemand après le traité de Versailles, et les pauvretés mondiales engendrées par la crise financière de 1929 ont libéré des paroles monstrueuses, qui ont produit leurs effets dans le réel, car c’est toujours le rôle de la parole – contrairement à ce que peuvent croire certains politiques – que d’avoir à être tenue.
Pour nous, c’est la même chose. Et cette fois-ci, nous n’avons plus d’Amérique. Plus de géographie à l’imaginaire égalitaire. Alors comment ne pas entendre la nécessité de la pensée de Montaigne aujourd’hui, à l’heure où les régimes totalitaires et les fanatismes religieux se confortent, alors même que les accès du plus grand nombre aux savoirs n’ont jamais été aussi nombreux, où chaque smartphone peut se transformer en encyclopédie – pour peu que chacun le veuille. Ce qui pouvait faire lien se métamorphose en surveillance de masse, ce qui était la promesse de nouvelles prises de parole, de renouveaux démocratiques retourne aux cauchemars des industries culturelles… La puissance des microprocesseurs, les effets du deep-learning, l’évolution des intelligences artificielles, l’évolution de nos connaissances en biologie, les robots que l’on pose sur Mars voire… ouvrent des perspectives de progrès inédites si l’on y pense vraiment. Mais quoi ! Les effets poétiques des nouvelles technologies et des médias interactifs ne serviraient qu’à vendre de “nouveaux” produits ? Tant d’intelligence, tant d’ambitions stellaires pour si peu de résultats ! Voir Trump rejoindre Poutine, Erdogan, Bachar El Assad, les monarchies du Golfe, le chaos syrien, le chaos libyen, l’Afrique noire oubliée, les mers de Sargasses de plastiques, les extinctions massives annoncées, c’est voir s’accumuler de drôles de nuages, entendre gronder l’orage – et se dire que parfois l’humanité aimerait bien tirer le rideau mais en emportant si possible la planète entière avec elle.
Si l’on voulait hasarder des explications à ces rechutes, on pourrait relire Freud et son “Malaise dans la culture” (2). Cela explique peut-être. Cela ne console pas. Mais relire Montaigne, le faire lire, faire entendre que vivre, c’est un métier et un art, et qu’après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif, c’est reprendre du souffle, et de l’intelligence, dans un monde redevenu asphyxiant.
[box] (1) Plus de 50 ans plus tard La Boétie déclarera pour les mêmes raisons rêver de temps à autres partir pour les Amériques : “Lorsque au seuil de notre siècles apparu un nouveau monde sorti des ondes, c’est que les Dieux le destinaient à être le refuge hommes où les hommes pourraient librement cultiver leurs champs, sous un ciel meilleur, tandis que l’épée cruelle du destin et les indignes fléaux condamnent l’Europe au déclin.” (2) Souvenirs rapides, de la part de quelqu’un qui est loin d’être psychanalyste : la société ou l’homme touché par le malheur – cette sensation d’inégalité, d’injustice – se replie sur lui-même ; il réactive la sensation infantile de n’être pas aimé de ses parents, quand enfant il était puni. Il s’auto-punit alors, exprimant la pulsion de mort avec laquelle d’ordinaire la culture compose – car c’est le rôle de la culture que de civiliser les pulsions (amoureuses ou meurtrières). Cette violence retournée contre le sujet le divise, crée le ça, et le surmoi. Mais quand le surmoi n’est plus efficace, quand la culture n’est plus efficace, la violence finit toujours par se trouver des objets extérieurs contre lesquels lutter, boucs-émissaires symboliques ou véritables ennemis. La mort nous travaille toujours. Elle nous soucie. “L’humanité a maintenant les moyens de s’anéantir. Il faudra bien qu’un jour Eros se relève pour affronter en ce perpétuel combat son éternel adversaire”. Et Freud, pessimiste, d’ajouter : mais (de ce combat) qui peut en prédire le succès et l’issue ?[/box]
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