Les Voyages ordinaires (2)

C’était au cours d’une randonnée en montagne. Avec la fatigue, nous économisions nos souffles, et nous n’entendions plus que nos pas qui craquaient irrégulièrement dans la pierraille. Après avoir parcouru une route de terre rapidement étrécie en d’étroites drailles rocailleuses qui menaient au plateau, nous avions traversé des hêtraies tortueuses aux troncs gris et noirs, serrées au point que les arbres mêlaient leur houppier à un ou deux mètres de hauteur comme s’ils ne faisaient qu’un. Étaient venues ensuite des prairies inclinées d’herbes jaunes et rases et mouchetées de pierres blanches semblables à des vertèbres de brebis (et peut-être certaines l’étaient-elles, d’anciennes brebis, mais les insectes, de loin après le végétal les êtres vivants les plus nombreux et variés de l’endroit, tout en mordorures vénéneuses, en noir charbon, en volètements furtifs, les avaient métamorphosées depuis longtemps dans cette blancheur de silex). Nous avions longé des allées de mélèzes où des sapins morts faisaient penser à de monumentales arêtes grises de poissons pointant vers l’horizon, d’un bleu pâle au soleil tendre d’avril. Nous étions tombés au retour, après une nouvelle plaine parsemée d’os, d’échines de pierre, et d’imposants genévriers de guingois se courbant vers le sol quand la pente se faisait dure, dans la descente, sur cette ruine, peut-être un ancien refuge de berger au bord d’une boucle du chemin qui flagellait de ce côté-ci la montagne. Tout était à l’ombre à cette heure du jour. L’ombre donnait l’illusion d’être humide. Le temps s’en était pris avec rage à la maison. Il l’avait comme soufflée, puis remballée soigneusement sous le lierre, les ronces, les lianes brunes et sèches. Il restait bien au ras du pied quelques pierres posées encore l’une sur l’autre, mais ce n’était pas au mortier disparu qu’il fallait en comprendre l’équilibre, mais comme par une habitude plus inerte de la matière, un épousement plus long, ou par la grâce d’un toupet d’herbes ayant pris racine entre les pavés. Des touffes de pimprenelle étranges, hérissées comme de minuscules ananas, ébouriffées de microscopiques pattes jaunes, s’abritaient derrière un muret plus haut, à l’intérieur, disons à ce qui fut l’intérieur de l’abri, à quelques mètres d’un pistachier térébinthe en fleurs et de jets de lauriers luisants précédant le léger bossellement de terre rocailleuse qui accompagnait le petit ru d’une eau dorée qui fonçait vers son destin. On apercevait, vers l’Est, les immenses vagues gelées que les montagnes y dressaient, en souvenir ironique du sol des mers qu’elles furent, ici même, il y a plusieurs millions d’années. Une fourmilière qui ressemblait à un énorme amas de terre et d’aiguilles de pin semblables à des miettes de tabac s’était établie dans l’ombre, un peu plus loin, pour affaires. Plus loin, les premières touches jaunes de genets ou d’argelas surplombaient la pente. Dans certains coins, l’air était saturé de moucherons. Tout avait parlé de vie et de mort mêlées, dans ce désert. Nous étions montés là-haut par curiosité, comme on prend la mer. Nous y avions croisé un troupeau de bouquetins préhistoriques, comme d’autres peuvent croiser le trajet d’un groupe de dauphins au grand large. Un peu plus tôt, ma fille avait été ravie d’avoir eu pour public les taches grises et fauves d’un groupe de marmottes aux yeux noirs dispersées dans un champ de pierres au-dessus de nous : apeurées, elles semblaient agir comme des hommes nains de dessin-animé. La montagne était caressée par des nuages et certains plus haut encore y laissaient trainer leurs effilochures d’ombres. Nous étions si près de cette extrémité de ciel qu’il nous semblait en comprendre simplement par la vue le fonctionnement habituel, les effrangements, le déroulé des vents, et les interprétations par côtoiements, le cabotage pratiqué par la montagne donnait à ce ciel non seulement sa profondeur, mais aussi une surface. Les nuées entassées aux rencontres des parois ressemblaient à l’écume s’encoignant contre la jetée d’un port, vue de biais, et par le bas. Et c’était le déploiement lent de l’écume dans le ciel d’une Atlantide engloutie. En toute réalité, il y avait dans ce paysage qui se dérobait à l’humain l’image magique des secrets des dessus, comme des dessous du monde. La curiosité nous avait mené aussi loin, la curiosité – cette envie de savoir où nous ne sommes pas – que nous rejouions l’instinct pionnier qui a conduit notre espèce à coloniser tous les paysages de la terre, ainsi que ces collemboles, ces crustacés des sols souvent lucifuges, parfois translucides, jusqu’aux plus loin des déserts. Mais maintenant, avec nos muscles durcis par la marche, nous ressemblions à certaines de ces plantes que nous avions vues, en limite de leur altitude extrême de répartition : des arbres ivres, courbés comme des sabres, sur des pentes qui semblaient s’écouler. Plus haut, tout le reste appartenait à la roche, à l’herbe rase, à la plaque de neige restante de l’hiver de toutes les années. 

Pour revenir à cette cabane soufflée par le temps, à cette thébaïde allongée aux pavés armurés de mousse (parfois même elle aussi morte, empruntant au corail mort sa couleur blanche), elle m’avait immédiatement fait penser à ces bouddhas fantômes indénombrables de la forêt de Nikko, là-bas, au Japon. Les bouddhas fantômes, ces o-bake-jizô, protecteurs des voyageurs, des âmes perdues et des enfants (ce qui, quand on y songe, ne regroupe qu’une seule catégorie d’êtres humains) : c’étaient des petites statuettes alignées entre un torrent et un bois de cryptomères, de petites statuettes laissées aux dommages du temps, rongées de vents, de soleils, de brumes et de pluies, recouvertes de mousse verte, habillées de bonnets et de bavoirs rouges comme des capes de torero, des tissus eux-mêmes souvent en ruine, prenant des teintes vinasses, pris dans le patient effilochage des jours. 

J’aimerais que mes mots arrivent à faire voir se dit Léo. C’est la base de tout. Rendre sensible à chacun des expériences uniques : mathemasis singularis. Une science par objet regardé. C’est une science aussi, qui passe par les mots. Il se souvint d’un de ses premiers travaux littéraires, la description d’une maison démolie dans un terrain vague de banlieue : elle avait maintenant presque tout d’une bauge naturelle, ou d’un refuge à rats, n’étaient les bouts de papiers peints qui restaient aux cloisons de plâtres de l’intérieur, les cadres des fenêtres qui restaient, et le canon noir d’une fontaine collée au mur. Une cachette à trafics, à remords ou à misère. Léo s’était finalement amusé à décomposer les mots sur la page, à retrouver derrière certains leurs racines les plus lointaines, les musicalités étrangères, le sens s’évanouissant avec leur forme connue. Il s’était plongé dans les dictionnaires pour y parvenir. La vision échappait. Le parfum échappait. Tout s’était finalement enfoncé dans le brouillard fade d’un désert radin de banlieue. 

En se retournant, il put apercevoir tout en bas dans la plaine l’alignement de minuscules noyers roux, avec leur ombre en dessous, semblables à un déploiement régulier de coraux tapissant un fond d’océan. Plus loin, de nouvelles montagnes tapissées de bois bleus. Le ciel était magique. Tout respirait.