Voyages ordinaires (2) : l’homme des foules

L’homme des foules de Poe. C’est le flâneur parfait, qui a élu domicile dans l’ombre du nombre, dans l’ondoyant de la foule. C’est un vieil homme qui traverse la ville pour retrouver les quartiers les plus fréquentés. Il le fait non pour se perdre, non pour se fondre, mais pour participer, chorégraphiquement, être avec ; et non pour être vu, d’ailleurs lui-même ne vous voit pas, ne vous distingue pas quand bien même vous le dévisageriez : pour lui l’importance nait du multiple, non du détail. 

Poétique, mais au fond, rien de plus commun dans cette condamnation allégorique des grandes villes. Dans ce tableau préambulaire à la civilisation urbaine et à la culture de masse, on distingue la découpe archaïque qui sépare les vies communes des existences majuscules (dont le nom remplit les bouches, ne serait-ce que pour quelques saisons – pour certains c’est déjà une victoire) ; et cette séparation de coutume entre « figurants » et « fulgurants », reprend depuis les Enfers grecques la distinction faite entre « héros » (qui ont pris la mort pour gibier, et qui furent couronnés de gloire par elle une fois qu’ils l’ont prise) et la masse indistincte des sans noms (nonumnoï). Ces derniers ont pourtant des qualités que les premiers n’ont jamais : ils furent majoritairement paisibles, ayant renoncé à faire la course en tête au vu de l’éternité qui s’annonçait, comme les autres qui, en volant, en tuant s’il le fallait, s’affranchirent de la foule à vouloir se faire un nom. Mais surtout, ces vies minuscules qui paraissent composer les foules, loin d’avoir besoin de se noyer dans le nombre, sont par nature les plus enclines à tomber amoureuses de détails, à se dénicher des singularités inédites, à s’attacher à des présences qui ne sont que ça – des présences – et non des existences en représentations, des vies qui ne vivent que par l’onction du bruit, de la clameur, des applaudissements, figées dans l’attente de leurs éloges funèbres. Elles ont un sens du passage qui est leur principale force, et une science de la vanité qui ne cède en rien à la finesse de Pascal. Et cette science dépasse en valeur tous les baltringues rencontrés et leur impedimenta de lâchetés, d’avarices, de jalousies et de petitesses dont ils s’accompagnent souvent – pour autant que l’on n’oublie pas leurs solidarités naturelles.

Le plus important des êtres est dans leur silence se dit Léo. Et toi, dit-il, autant que tu continues à écrire sub rosa, en confidence, comme on disait parfois écrire au Moyen-âge. De toutes façons, ton dieu a toujours été celui-là, Harpocrate, le dieu des gens du silence.